L'Amazonienne
du Pays des Rivières
Colombia
Clemencia Herrera Nemerayema

La Corporación Cultural, Ecológica Mujer, Tejer y Saberes (Mutesa) est une organisation créée en 2004 pour autonomiser les femmes autochtones de Colombie, victimes de déplacements forcés et de violences sexistes, et pour promouvoir des opportunités éducatives et des initiatives productives basées sur les connaissances et la mémoire ancestrale des peuples amazoniens.
Clemencia scrute le brouillard. Tandis que le bateau avance, une faible lumière scintille parmi les feuilles des arbres. Elle voyage de Leticia à Nazareth, une petite communauté de 956 personnes Tikuna, Uitoto et Kokama , située à 25 km du fleuve, sur une vieille et petite embarcation. Avant de se fondre dans l'eau, une légère bruine tombe.
María Clemencia Herrera Nemerayema connaît les esprits invisibles qui peuplent les forêts. Détentrice du savoir de la jungle, elle est également une cheffe spirituelle du peuple Uitoto. Depuis ses 20 ans, elle est la voix des femmes autochtones d'Amazonie dans le monde.
Communauté autochtone Murui-Muinane, Uitoto
L'Amazonie est un biome sinueux de près de huit millions de kilomètres carrés. Vue du ciel, la forêt tropicale ondule sous les nuages. Lorsque la marée monte, la combinaison du soleil et du vent devient une rivière impétueuse, une rivière de nuages qui traverse huit pays tout au long du bassin, occultant timidement tout sur son passage : des ceibas gigantesques, des marais aux voix mystérieuses, des créatures aux racines sauvages.
Avant l'invasion coloniale, ni le fleuve ni la forêt n'avaient de nom. Puis, vinrent les premières expéditions et en 1541, suite à une sanglante bataille contre un groupe de guerrières, Francisco Orellana donna le nom d'Amazonas aux vastes eaux du fleuve.
Le mot pourrait provenir de l'iranien ha-maz-an signifiant "combattre ensemble" ou plus précisément du grec Amazon, a-mastos, signifiant "sans sein", car on croyait que ces femmes indomptables se faisaient couper le sein droit afin de mieux contrôler l'arc. En réalité, les Amazoniennes étaient des femmes souveraines, nomades et libres.
Maria Clemencia Herrera Nemerayema descend de cette lignée de femmes qui se sont battues pour se défendre en dehors du système impérial. Elle est une défenseure autochtone Murui Muina, originaire de La Chorrera, une communauté située dans le bassin du fleuve Igara Paranà, avec une longue histoire de violence, de douleur et de dépossession de ses territoires.
Une plaie ouverte au cœur de l'Amazonie colombienne
Les Murui Muina ou Uitotos, comme on les appelait à l'époque coloniale, sont l'une des plus grandes communautés autochtones de la forêt amazonienne. Enfants du tabac, de la coca et du manioc, maîtres de la nature et des esprits de la jungle, ils ont réussi à se maintenir à l'écart du contrôle de l'État jusqu'au début du XXe siècle. Tel que s'en souvient Clemencia, leur histoire est marquée par les années d'extraction du caoutchouc qui ont presque exterminé les peuples Bora, Muinane et Okaine. Une époque funeste dans cette forêt tropicale qui remonte à 1879, a duré plus de trois décennies, et pendant laquelle 100 000 indigènes amazoniens ont été torturés et contraints à l'exploitation du caoutchouc sylvestre.
La croissance de l'industrie du caoutchouc a été un processus dévastateur pour les communautés autochtones. Plusieurs ont été exterminés spirituellement et physiquement. D'autres, comme les Uitoto, survivent aujourd'hui, mais ils conservent encore les souvenirs des atrocités vécues dans leur mémoire individuelle et collective.
Une plaie ouverte au cœur de l'Amazonie colombienne
Maria Clemencia Herrera Nemerayema a 57 ans. Détentrice du savoir de la jungle, elle est cheffe spirituelle du peuple Uitoto. Avec sa peau sombre, son visage triste comme la terre après la tempête, et ses yeux noirs comme deux flaques d'eau à la lueur du feu, elle connaît ces esprits invisibles qui marchent pieds nus sur les restes des fruits et des feuilles pourries jusqu'à se perdre. Avant d'avoir 20 ans, elle est déjà la voix qui représente les femmes autochtones de l'Amazonie.
Au fur et à mesure qu'elle s'enfonce dans la jungle, son regard se balade d'une plante à l'autre, se remémorant ses ancêtres qui cueillaient des herbes pour soigner les blessures laissées par les coups de fouet pendant la "Fièvre du Caoutchouc".
Une fille Murui-Muina
“J'étais une fille extravertie, mais je ne connaissais pas l'histoire du génocide. Ceux qui ont survécu n'en parlent toujours pas, mais lorsqu'on entendait le bruit d'un bateau, d'une chaloupe ou d'un véhicule motorisé s'approchant du village, tout le monde se cachait et je pouvais reconnaître la peur sur leurs visages. Je ne savais pas non plus pourquoi je jouais avec d'autres enfants à compter les arbres ayant des blessures. Ces arbres qui saignaient du caoutchouc”, raconta Clemencia, alors qu'elle cueille un bouquet de bromélias cachés dans les racines d'un palmier géant.
À 27 ans, elle a cofondé l'école de formation politique de la Organisación National los pueblos Autóctonos de la Amazonia Colombiana (OPIAC) qui forme chaque année des dizaines de jeunes à la protection de leur territoire, à la participation politique et à la jouissance effective de leurs droits individuels et collectifs.
Dès un très jeune âge, Clemencia a conseillé la Confederación del Alto Amazonas et de la Organización Nacional Indígena de Colombia (ONIC) où elle a fait partie du comité qui a réussi à intégrer les droits de la reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle de son pays dans la constitution politique de 1991. Un important changement dans la participation des peuples autochtones et leurs droits. Elle a aussi travaillé à la récupération du Predio Alto Putumayo. Un territoire de presque 6 millions d'hectares qui, pendant la période d'extraction du caoutchouc, fut violemment exproprié par la compagnie Peruvian Amazon Company et d'autres entreprises destinées à importer du caoutchouc pour l'Europe.
Le plus grand exploiteur de caoutchouc de la région était Julio César Arana, un homme d'affaires et politicien péruvien qui construisit l'un des principaux centres de collecte de La Chorrera, appelé La Casa Arana (Maison Arana). Le caoutchouc y était stocké et transporté vers les ports d'Iquitos au Pérou, et de Manaus au Brésil, prenant la route vers l'Angleterre où la production était vendue. Cependant, toute l'exploitation dépendait des peuples autochtones: ce sont eux qui pouvaient se déplacer dans la jungle sans se perdre, et leurs connaissances et pratiques ancestrales leur permettaient de survivre pendant de longues périodes dans des territoires hostiles.
Pour les dominer, les récolteurs de caoutchouc ont instauré un régime de terreur particulièrement violent envers les femmes. “Notre territoire est une fosse commune à ciel ouvert. Les grands-parents racontent que chez Casa Arana, ils étaient obligés de travailler des heures exténuantes et que s'ils ne respectaient pas les quotas imposés par les contremaîtres, les esclaves indigènes étaient torturés, mutilés et brûlés vifs; les femmes étaient violées et les malocas incendiés avec des enfants à l'intérieur”, raconte Clemencia, les yeux flamboyants, tandis que le brouillard s'installe sur le ciel en flammes.
À la fin du XIXe siècle, la production du caoutchouc était le moteur de l'économie mondiale, car il servait à fabriquer toute sorte d'objets comme des pneus. À cette époque, jusqu'à 95% du caoutchouc provenait de cette forêt. Ce fut cette méthode d'extraction qui lui valut le surnom "d'arbre pleureur" car, pour obtenir sa sève blanche laiteuse, il fallait couper le tronc. Ces coupures sont de cicatrices visibles aujourd'hui.
Dans le livre Le rêve du Celte, roman de l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, il y a un fragment où il raconte que huit cents Okainas sont arrivés à La Chorrera pour livrer les paniers remplis de balles de caoutchouc qu'ils avaient ramassées dans la forêt, mais vingt-cinq d'entre eux n'avaient pas apporté le quota minimum requis.
“Les administrateurs décident de donner une leçon aux sauvages et ils donnent l'ordre aux contremaîtres de les envelopper dans des sacs imbibés d'huile pour ensuite y mettre le feu. En criant, ils devenaient des torches humaines. Certains parviennent à éteindre les flammes en se roulant par terre mais, ils subirent de terribles brûlures. Ceux qui se jetèrent dans la rivière comme des fusées enflammées se noyèrent”, décrit Vargas Llosa.
Les peuples autochtones qui habitent de nos jours la jungle colombienne sont les descendants des rares personnes ayant survécu à l'extraction de ce que l'on appelle aussi "l'or noir". Avant le massacre, il y avait plus de cent mille indigènes sur le territoire de Putumayo. Suite à l'oppression et à la barbarie, seules soixante-quatre personnes ont survécu. Clemencia raconta qu'à La Chorrera, il ne restait que quatre maisons. “L'une d'elles appartenait à mes parents. Je suis la quatrième génération des enfants de la résistance”, dit-elle fièrement.
Les Femmes Déplacées de la Jungle
En 1998, les violences perpétrées par divers groupes armés en Colombie ont entraîné le déplacement de plus de trois cent mille personnes. La population civile a été déclarée cible militaire par tous les groupes armés.
Selon les données de la Consultoría para los Derechos Humanos y el Desplazamiento (CODHES), une organisation de la société civile qui concentre ses actions sur la défense des droits humains et du droit international humanitaire pour la construction d'une paix durable, ce sont les paramilitaires qui ont été responsables de 67% du nombre total de personnes déplacées; 27 % étant imputés à la guérilla et 7% aux forces militaires.
Les différents groupes armés ont harcelé, menacé et assassiné la population civile. Suite à chaque attaque, harcèlement ou massacre, les habitants ont fui vers les zones urbaines malgré la possibilité de tomber aux mains des paramilitaires, des guérilleros ou de l'armée.
“Un jour de 2002, j'ai failli être tuée dans des tirs croisés. Ils ne l'ont pas fait car ils ne voulaient pas laisser ma fille orpheline. Même si je ne me suis jamais sentie victime du conflit, je comprenais que les femmes et leurs enfants étaient particulièrement vulnérables à cette violence. Ressentir ce lien en tant que mères, filles, petites-filles et nièces envers d'autres femmes ayant survécu aux tortures du conflit armé, m'a amenée à fonder Mutesa”.
C'est ainsi que naît la Corporación Cultural Ecológica Mujer, Tejer y Saberes (Mutesa) en 2004 afin de promouvoir des espaces éducatifs et des initiatives productives basées sur les connaissances ancestrales et la mémoire des peuples autochtones.
“Je voulais que les femmes déplacées vivant à Bogota aient accès à de meilleures conditions de vie mais, sans éducation, c'était pratiquement impossible jusqu'à ce que je construise un espace où elles puissent terminer leurs études secondaires”, explique Clemencia, le regard fixé sur un point lointain du fleuve Putumayo.
Aujourd'hui, cette experte en droits des peuples autochtones de l'Université Carlos III à Madrid, en Espagne, a soutenu plus de 1,500 femmes dans toute l'Amazonie colombienne, qui ont décidé de poursuivre leurs études et de préserver leurs pratiques spirituelles en se spécialisant dans la santé, l'éducation, la participation politique, le changement climatique et l'extractivisme.
Formation et transformation des femmes amazoniennes
Au cœur d'un village de Nazareth, au cœur de la végétation dense de l'Amazonie colombienne, se trouvent un minuscule terrain de football et une église grise où les femmes de la jungle se rassemblent pour la messe du soir.
Dans le cadre du projet Fortalecimiento a iniciativas de emprendimientos productivos de las mujeres indígenas en Colombia, financé par le FIMI, Mutesa a accordé des subventions à dix groupes de femmes dirigeant des organisations locales. Ce financement, essentiel pour elles, vise à promouvoir et à renforcer des initiatives innovantes et à fort impact pour le développement durable de projets productifs au sein de leurs communautés.
Pour y parvenir, Mutesa a créé le restaurant Copoazú, qui préserve la mémoire culinaire des femmes autochtones déplacées par le conflit armé, génère des revenus grâce à la récupération des traditions locales et à l'utilisation durable des ressources amazoniennes.
«Je souhaitais que les femmes déplacées vivant à Bogotá aient accès à de meilleures conditions de vie, mais sans éducation, c'était pratiquement impossible jusqu'à ce que je construise un espace où elles pourraient apprendre un métier et obtenir leur diplôme d'études secondaires», explique Clemencia Herrera.
Depuis, Mutesa a accordé des bourses à plus de 1 500 femmes de toute l'Amazonie colombienne qui ont décidé de poursuivre leurs études et de préserver leurs pratiques spirituelles, en se spécialisant dans la santé, l'éducation, la participation politique, le changement climatique et l'extractivisme. Par l'intermédiaire du Réseau de femmes FIMI-AYNI, elles ont soutenu des initiatives productives, permettant aux femmes autochtones de continuer à tisser leur histoire avec autonomie et dignité.
Une Amende Collective
Nazareth a été fondée en 1945 par quinze familles Magütá arrivées là où le ruisseau Pacatua se jette dans le fleuve Amazone. Ses habitants vivent dans de petites maisons rustiques en bois, entourées d'un vert sans fin.
Au cœur des cabanes se trouvent un minuscule terrain de football et une église grise où l'on célèbre la messe l'après-midi. Assise sous le toit de chaume d'une maloca, Clemencia s'abrite du soleil et de l'humidité incessants, en compagnie de plusieurs femmes. Depuis qu'elle a quitté le territoire ancestral du peuple Murui Muina pour s'installer à Bogota, sa présence au sein des communautés amazoniennes est un phare, une lumière qui les aide à illuminer et à survivre au milieu des hostilités et de l'obscurité de la jungle.
“Les femmes autochtones souffrent parce qu'elles ne mènent pas une vie digne. C'est un territoire qui a été historiquement abandonné par l'État. L'alimentation, l'éducation et les soins de santé sont précaires, voire inexistants”, explique-t-elle, tandis que les femmes gravissent une colline pour atteindre l'un des chagras.
La chagra est une plantation familiale qui garantit aux habitants de l'Amazonie une alimentation variée et nutritive, des médicaments, du combustible et des matériaux de construction. “Ce morceau de terre est important pour que la famille puisse avoir l'estomac plein. S'il y a faim, il y a de la violence”, déplore Clemencia. Au sommet de la petite colline, tout le monde est d'accord. À la négligence institutionnelle s'ajoutent d'autres formes de violence comme l'alcoolisme, la toxicomanie, le recrutement des jeunes par les groupes armés qui contrôlent la zone et le sexisme.
À Nazareth, comme dans d'autres villages lointains de l'Amazonie, il est très fréquent de voir des femmes abandonnées avec leurs enfants mal nourris, “et chaque femme isolée ou privée de sa chagra laisse une profonde cicatrice dans le tissu social des communautés”, explique Clemencia à la tombée de la nuit.
Elle l'ignore sur le moment, mais cette nuit-là, après la fête patronale de la ville, un homme ivre menacera de battre sa femme. Elle pleurera sans fin jusqu'à l'aube. Le lendemain, à la lumière de l'après-midi, les femmes se consolent, s'embrassent, s'organisent.
C'est grâce au soutien et à l'accompagnement de MUTESA et au financement d'organisations comme le Foro Internacional de Mujeres Indigenas (FIMI) qu'elles ont désormais accès à l'éducation et à la possibilité de développer des projets productifs qui leur permettent de devenir économiquement indépendantes, d'explorer et renforcer leur leadership, de faire face à la violence sexiste, à la discrimination, à la douleur, et d'éliminer les barrières géographiques de connectivité et numériques.
Avant de redescendre le fleuve, Clemencia dit au revoir. Après une longue accolade, les femmes se promettent de se retrouver. “Nous, les femmes autochtones, voulons briser les paradigmes; nous voulons voir davantage de femmes participer à la vie politique. Nous voulons que chacun sache que nous pouvons rêver et transformer profondément nos vies”.
Le bateau de Clemencia prend lentement le large sur le chemin du retour. Malgré la peur, dans la région la plus profonde et la plus reculée de l'Amazonie colombienne, l'aube se lève chaque jour.